Pour la forme courte - 2 - Maupassant

15 juillet 2020 Pier Porcheron

La forme courte possède sa propre ligne temporelle et géographique qu'elle trace à mesure que l'exige sa narration condensée.

Elle constitue le creuset d'un laboratoire d'expérimentations de nouvelles formes et de drames inédits.

La nouvelle peu connue de Maupassant, Première Neige, constitue un sommet du genre. Maupassant y déploie une grande inventivité narrative qui ne pouvait être possible que parce que son histoire fait 20 minutes à la lecture à voix haute. C'est précisément le format court qui fait que Maupassant condense et fait preuve d'autant de fulgurance dans son récit. Là encore l'action est arrêtée pour être déportée dans un lieu géographiquement et temporellement éloigné de la situation première (procédé qui aura une grande force dans le long métrage de Keaton, Sherlock Jr., où l'on ne cesse de passer d'un lieu un autre tout en étant dans une dimension mentale pure – le rêve). Et c'est une circulation cyclique des espaces que construit l'auteur. La courte forme a besoin de tout l'art du pliage de Maupassant pour s'exprimer pleinement et nous faire saisir en un battement de cils le destin cruel et beau d'une jeune femme sacrifiée.

Car Maupassant, en 1883, alors qu'il commence depuis 3 ans sa carrière d'écrivain, emploie une technique qui sera mainte fois reprise par le cinéma naissant : le début du récit est la fin de l'histoire du personnage. Autrement dit la première situation qui nous est présentée est aussi la dernière. Selon le schéma SAS', Situation, Action, retour à la Situation initiale mais transformée, nous sommes cette fois face au cas S'AS. Bien que pour Première Neige, la situation ne se trouve guère transformée mais ouvre sur un futur. Dans « Cinéma 1, l'image-mouvement » Gilles Deleuze décrit ce schéma comme étant la structure fondamentale de l'image action qui caractérise le cinéma classique américain avec les trois genres que sont le documentaire, le film historique et le western. Ce schéma SAS(') est aussi appelé grande forme. La petite forme que décrit Deleuze n'est pas petite par son format (elle peut l'être mais ce n'est pas sa caractéristique principale) mais par l'inversion des termes de son schéma : ASA. Action/Situation/Action. La petite forme n'est pas prise de façon englobante par la situation comme fonction opérant pour un monde en soi, mais au contraire est ouverte par les deux bouts et est prise comme le fragment d'un ensemble. En ce sens elle est petite forme.

On le voit bien, la nouvelle de Maupassant est de type SAS. Or Maupassant n'écrit pas un roman mais bien une nouvelle. Non par manque de place, de temps ou d'argent mais parce que pour rompre avec un naturalisme et forcer le lecteur à voir les choses telles qu'elles sont c'est à dire leur double face (dans Bel Ami, la scène de Duroy se découvrant devant les trois miroirs et le serviteur) il faut une forme qui puisse lui permettre de condenser en un point le plus petit possible un ensemble le plus grand possible. Ainsi la scène du mariage arrangé est réduite à 4 phrases (une longue, une courte, une longue, une courte). On imagine bien les discussions entre les parents parisiens et le futur marié normand. Les multiples allers et retours des courriers et des personnes pour convenir d'un juste prix. La froideur de l'église dans laquelle quelques convives se tiennent sans mots dire sous l'ordonnancement du prêtre. Tout cet ensemble géographique et verbal en 4 phrases. Car il faut à Maupassant la place de pouvoir déployer le plus largement possible ce qui se trouve dans un tout petit espace. Strictement le mouvement inverse. Déployer le plus largement possible ce qui comprimé dans un point. Une tête. La tête de l'héroïne qui contient l'ensemble du dehors. Il y a les magnifiques passages de l'héroïne regardant les corbeaux, la pluie et la boue tournoyant devant la vitre derrière laquelle ses yeux reflètent le monde. Mais le génie de Maupassant tient précisément dans ce que c'est l'inverse qui nous est présenté. Le monde comme reflet des affects contenu dans sa tête. Elle et l'environnement s’interpénètrent ; Maupassant ne s’embarrasse pas de comparaison, il n'en a pas besoin, les corbeaux, le feu, la boue, le froid c'est elle et elle est le froid, le feu, les corbeaux, la boue et la pluie.

On sent bien la respiration du récit qui se gonfle, s'amoindrit puis reprend. La situation initiale agissante comme un englobant permet à chacune de ses parties de pouvoir prendre leur ampleur ou, au contraire, de se comprimer dans une très grande synthèse.

Pourtant, si l'on fouille un peu plus le début de la situation proposée par Maupassant, nous reconnaissons tout de suite la forme courte, ASA', qui se caractérise par l'indice. C'est un faisceau d'indices qui va nous dévoiler la situation. Description expressionniste de Cannes et ses environs, puis le cadre se resserre vers les villas ''telles des points de neiges [sur] la verdure sombre. (Dans le cadre d'une adaptation au cinéma, ce décors devrait avoir les caractéristiques du gros plan et d'une surface de visagéification). On arrive sur une porte qui s'ouvre, un jeune femme en sort et se dirige de manière ''accablée'' vers la plage. Premier indice. Elle tousse. Deuxième indice. Elle sait qu'elle va mourir. Dévoilement de la situation. ''Oh ! que je suis heureuse ''. Nous sommes à Cannes, en Novembre, il fait bon, il fait doux, une jeune femme va mourir et elle est heureuse. Situation englobant le reste des actions qui seront comme des coups d'épées dans l'eau puisque qu'elles seront déjà passée. Et elle songe. Elle se souvient.

Maupassant, en resserrant la focale d'une image idyllique du Midi aux poumons malades de la jeune femme, a opéré par arrachement de morceaux du tableau général pour les condenser au point le plus petit : sa tête, son souvenir – et elle songe. Elle se souvient.

Il me semble que par cette opération, et parce que Maupassant écrit une nouvelle, qu'il touche à ce qu'il appelait de tous ses vœux, dépasser les styles pour raconter la vérité de la réalité mais d'une manière surprenante et nouvelle. Tout concorde pour que sa forme courte rencontre le cinéma. (d'ailleurs dès le début, les histoires de Maupassant constitueront un puit auquel viendront s'abreuver les metteurs en scène).

Le cinéma apparaît en 1895, Maupassant meurt de maladie en 93.