Pour la courte forme - 1 - Scarecrow

15 juillet 2020 Pier Porcheron

La forme courte est une forme en soi. Ce n'est pas une grandeur tronquée. C'est sa vraie longueur. Elle est courte, tout simplement.

Pourquoi est-elle courte ? Cette question n'est tout simplement pas pertinente car elle sous entend que sa longueur est à mettre en rapport avec une forme longue qui serait, elle, naturelle.

Il ne faut pas oublier que ce que nous appelons forme courte est l’apanage du comique et des premiers courts métrages burlesques. Il y a de cela un siècle, le format d'environ 20 minutes était très courant et constituait une grande partie de la production cinématographique américaine.

Le court procède par coupes, ellipses, radicalités, vitesses et espaces condensées. C'est un jeu de puissances qui se contractent jusqu'à un point de fixation qui entraîne l'arrêt de l'histoire contractuellement racontée. Puis, qui ressort et resurgit dans un point de l'espace très éloigné du précédent pour s'étendre jusqu'à son brusque arrêt. Un très bon exemple est le court de Buster Keaton nommé The Scarecrow. La scène d'ouverture nous montre les deux protagonistes vivant dans une même pièce. Une pièce qui tient lieu de maison entière. Il y a déjà une condensation extrême de l'espace pour le faire tenir dans le cadre de l'écran de cinéma, car un grande partie du comique de cette séquence tient au peu de montage qui la constitue. Ils vivent ensembles dans cette pièce-maison, et ils l'ont adaptée pour optimiser le maximum d'espace. Tout sert à tout et revêt plusieurs fonctions : la banquette-baignoire, la table-tableau, le poêle-phonographe, etc...

Cette scène s'arrête après épuisement total des possibilités des ressources fournies par la maison et l'accomplissement des actes que peuvent y déployer ses deux occupants.

Nous avons assisté à l'une des plus belles scènes du cinéma de Keaton. Elle nous est présentée à la manière d'une scène de théâtre filmée. Plan fixe, frontal, contenant tout l'espace d'une demeure en une seule pièce. 7 minutes. Ce qui représente un peu plus d'un tiers du film (il en fait un peu plus de 18).

Ils ouvrent la porte et nous voici projetés dans un espace totalement autre. Cette fois-ci pas de frontalité mais un espace tridimensionnel traversé de perspectives et coupé par de multiples plans qui sculptent l'espace. Cette coupe d'espace permet à Keaton de nous envoyer à un autre bout du monde qu'il construit sous nos yeux. Cette scène du chien qui sort de la fenêtre pour manger la tarte qui refroidit sur le balcon tandis que Keaton reprend son souffle. Comme lui, nous respirons à nouveau avant de replonger dans l'action contractuelle qui nous occupe – ici, demander la main de la fille du fermier dont avons vu le portrait dans la pièce/maison auparavant. Mais la confrontation du chien et de l'amoureux nous envoie balader ailleurs. Asphyxie du héros qui vient de courir pour échapper aux coups du fermier/beau-père. Mais asphyxie aussi de cette action par la poursuite engagée par le chien. Coupe brutale. Fin d'un espace, surgissement dans un autre. La course poursuite nous entraîne très loin du petit hameau constitué de la pièce/maison et de la maison/jardin du fermier. Dès cette première géographie ou plus exactement topologie, Keaton a cette audace de mettre dans le même monde une maison miniaturisée (c'est à dire aux fonctions condensées en un seul et même point) et un espace réel qui procède par assemblage de parties hétéroclites constituant un ensemble réaliste (la haie du jardin+le perron+les bottes de foin+la fenêtre =domaine).

Cette séquence n'aura duré que 2 minutes.

La course poursuite chien/Keaton nous fait parcourir une distance proprement invraisemblable, mais qui ne nous choque guère car nous suivons un déroulement logique allant du nanisme (pièce-maison) au réalisme (domaine) au gigantisme (kilomètres parcourus en quelques secondes, la course poursuite de 7 lieues). En une seule coupe nous voici devant une maison en ruine (même plan que la pièce-maison, frontal et fixe). À la fin de cette séquence (bien que cette séquence n'aboutisse finalement qu'avec le panneau Fin, selon qu'on considérera que cette séquence est LA grande course poursuite du film et qu'elle est constituée de trois moments : le chien, l'épouvantail et le cheval/moto/autel) qui nous fera entrer dans la maison en ruine, revenir à la maison puis finir dans le foin avec la réconciliation du chien et de Keaton (ils se serrent la main/patte), nous avons parcouru les 2/3 du film.

En 13 minutes nous sommes passé d'un espace condensé, à un espace réaliste à un espace gigantesque non-réaliste.

Il ne faut pas lire les deux scènes de condensation et d'étirement/rétractation/étirement comme des collages arbitraires parce qu'un réalisateur a un très bon gag à montrer. Elles sont la conséquence directe et nécessaire du format que Keaton expérimente durant 3 ans à raison de 19 courts métrages.